Nous voyons dans des précautions de Kundera contre léclat public des signes de la mort de lhomme annoncée par
Nietzsche, projétée aussi dans les textes de Heidegger, de Foucault, de Derrida et dans une grande partie de la
production littéraire contemporaine. Nous sommes loin de Saint Beuve qui, suivant Descartes, prétendait découvrir
dans la personnalité de lauteur le mystère de loeuvre génial. Kundera suppose le contraire; cest loeuvre qui illumine
la vie, perdue sans celle-ci dans lindifférence. Il soutient que le roman réalise lintention dHeidegger, puisquil
récupère la réflexion sur lêtre, oublié dans la métaphysique occidentale. Quon nespère pas a lépoque du deuil causé
par la mort de lhomme des caractères bien marqués comme ceux qui balisent le roman du siècle passé. Kundera
subordonne lhomme aux forces qui le dépassent. Rappelons les titres de quelques uns de ses romans: La plaisanterie,
Limmortalité, Le livre du rire et de loubli, Linsoutenable légèreté de lêtre. Des catégories générales prennent le lieu
autrefois accordé aux personnages. Le poids, la légèreté, la sexualité, la jalousie, lamour ne prennent pas leurs origines
dans lhomme, étant des forces que le surpassent et le traversent. Pourquoi décrire des personnages si pas même des
mouvements de la main ne leurs appartiennent exclusivement. Il serait plus correct de supposer que les gestes
soutiennent les personnages. Agnès, l héroïne de Limmortalité naît dun deux.. La conception anthropologique de
Kundera ne diverge pas de lexposé par Foucault, un autre héraut de la mort de lhomme.
La même Agnès interroge le père taciturne sur la fois en Dieu. La réponse lui vient: je crois à l ordinateur de Dieu.
Suivons lidée. Devons-nous supposer un programme originaire qui prévoit tous les options de lhomme sans
déterminer les manières de leurs exécutions? Cest une façon nouvelle de réfléchir sur la relation destin-liberté, héritage
des temps mythiques qui nous inquiète jusquà nos jours. Or si un programme existe pour lhomme, on doit admettre
des programmes pour toutes les formes aussi. La terre ne constituerait pas une unité, si les programmes nétaient pas
subordonnés les uns aux autres, commandés par un appareil central responsable pour l harmonie de la planète. Si nous
avançons, nous devons songer à des programmes responsables pour le système solaire, pour les galaxies, pour
lunivers. Les sciences qui nadmettent plus le hasard, qui légifèrent le chaos cheminent dans la même direction. La
liberté ne se trouve pas exclue. Ce qui recule cest l humanisme qui mettait lhomme sur le trône des décisions.
Des réflexions sur des décisions libres poussent Kundera, rompant le pact scellé entre les média et lart, à combattre la
communication démocratisée. La diffusion massive de linformation sempare de la fonction de raconter, accordée
autrefois au narrateur épique, et du travail de documenter dont sétait chargé le roman réaliste. Linformation et limage,
déchargées du déchaînement dun comportement critique, neutralisent le mythe et le poids de ses interprétations.
Débutons par la photographie. La photographie, comme nous lavons vu, cristallise le mouvement. Selon Kundera, la
photographie instantanée ne favorise pas la liberté. Lappareil photographique, en remplaçant loeil de Dieu, poursuit,
offense la privacité, annule la solitude , tyrannise. La diffusion massive en pratiquant la reproduction monotone propre à
l industrie promeut le kitsch, qui, selon la pénétrante analyse de Eva le Grand, obstrue laccès à la connaissance
hétérogène, à lambivalence.(57) Reprenons Marlyn Monroe, exemplaire pour la période de la kitschicisation
universelle. Même le nom de létoile des millons de fois reproduit, inventé pour impressionner, cache la fille pauvre,
transformée en idole. Chez Marlyn tout est industriel, laspect physique, la manière de parler, les sentiments, les gestes.
Limage une fois produite, les média se chargent de lexposer dans le marché mondial. Le cinéma, la presse et la
télévision conjugués dépassent la victoire de larmée. Il ny a pas de région sur la terre qui resiste aux média. Ils
convoquent des passions, étouffent des décisions. Quon observe le pouvoir de limage de Marlyn sur les femmes. Le
modèle se reflète dans les coiffures, dans les plis de la jupe, dans la manière de regarder, dans le sourire. Kundera voit
le kitsch succéder à la métaphysique. En simposant au quotidien, en absolutisant limage, le kitsch mène à loubli de
lêtre. Autant au service de la droite quau service de la gauche le kitsch est impérialiste.
Précisons les distinctions. Nous avons le narcissisme statique, celui des média, du kitsch, de la réproduction industrielle,
hostile au narcissisme dynamique, agent du renouvellement, lié à la circulation de la vie et de la mort mis en scène dans
le tableau de Dali. Evitons des proscriptions. Nous sommes attachés au rituel des répétitions dès les origines. Des rites
quotidiens nous prennent à de forts courants culturels. Nous réitérons des cérimonies, réproduisons des gestes,
insistons sur des expressions sans lesquelles la vie sociale serait inconcévable. Le rite nous traverse, nous stabilise,
pourtant la reddition inconditionnelle au kitsch nous étouffe banalisés. Dans lurgence de la rénovation nous recourons à
lart. La vie se compose de la synthèse problématique de linstable et du bougeant. La sexualité répétitive conduite par
le désir de collectionner est kitsch. En contestant le principe de léternel retour nietzschien, il nimporte pas si
linterprétation de lauteur est réussie, Kundera souligne que, si cette doctrine vaut pour la nature en général, elle ne
correspond pas à la nature humaine, toujours nouvelle. La sexualité ne devient novatrice que liée à lérotisme, qui
exploite la différence, plonge dans ce qui est unique, ouvre des chemins à lavenir. Le kitsch prolonge lidile, souvenir
de la douceur statique du paradis perdu, antérieur au savoir. Daphnis et Chloé, le couple des jeunes idiliques, vit dans
lignorance.